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Croire que la science peut tout, cela s'appelle le « technosolutionnisme ». Voilà la petite chanson du progrès qui guide nos sociétés depuis plus de deux siècles, ce qui pourrait, paradoxalement, détruire définitivement la planète.
Aux écoanxieux s’opposent ceux qui ne nourrissent aucune crainte concernant l’avenir : ces derniers croient en la technologie comme on croit en Dieu, une force suprême qui viendrait nous sauver de l’apocalypse annoncée. Parmi eux, le climatosceptique Laurent Alexandre, fondateur du site Doctissimo, ou Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale. Ils considèrent que les technologies qui vont changer la mécanique de destruction du monde n’ont pas encore été inventées. Elles pourront aisément endiguer le réchauffement climatique et fournir à volonté de l’énergie moins chère, et plus propre. Cette conviction porte un nom : le « technosolutionnisme ». Le problème, c’est que la création sans fin de nouvelles technologies conduit avant tout à légitimer nos modes de vie et, surtout, à ne rien changer. Quitte à détruire inévitablement la planète. Entretien avec l’historien François Jarrige, auteur d’On arrête (parfois) le progrès. Histoire et décroissance (éd. L’Échappée, 2022).
Charlie Hebdo : La science ne peut-elle régler des problèmes comme le réchauffement climatique ?
François Jarrige : La science climatique acquiert certes une place centrale dans la recherche, mais elle est elle-même prise dans le technosolutionnisme. Puisqu’on ne peut pas réduire les émissions carbone, on invente des mirages technologiques pour continuer comme avant. On ensemence les océans, on capte le carbone, on injecte du soufre dans l’atmosphère. Cela n’endigue pas les phénomènes multiples comme l’acidification des pluies, l’épuisement des sols et la destruction de la biodiversité, et cela permet surtout de ne rien changer à nos habitudes de consommation aux conséquences multiples et irréversibles.
D’autant que la technique, dans les faits, ne limite pas la consommation…
Dès 1865, l’économiste britannique William Stanley Jevons avait pointé ce paradoxe : en améliorant les rendements des machines, on démultiplie les opportunités d’usage de chacune d’entre elles. Si bien qu’in fine la consommation d’énergie augmente, malgré les améliorations de chaque équipement individuel. C’est ce qu’il s’est passé avec la voiture : dans les années 1970, les constructeurs automobiles ont promis que, d’ici à 2000, il n’y aurait plus de problème avec la consommation d’énergie fossile car les moteurs seraient extrêmement efficients, ne consommeraient plus que 1 litre aux 100 km, etc. Or, aujourd’hui, on consomme davantage de pétrole qu’avant, car les voitures sont plus lourdes, plus rapides, les distances se sont rallongées et le nombre de véhicules sur le marché a explosé. Ce ne sont pas des problèmes d’efficacité, mais de seuil et d’usage, et donc d’organisation sociale collective. Si vous avez 100 000 voitures qui polluent, c’est moins grave que 35 millions qui polluent un peu moins.
À LIRE AUSSI : "J'ai été dépitée, effondrée d'apprendre le seul coût d'un missile ! 150 millions d'euros !"Peut-on espérer plus des énergies renouvelables ?
Ces technologies devraient accompagner des transitions, des politiques sociales, culturelles, économiques. D’une part, la quantité d’énergie produite par les énergies renouvelables ne permet pas de remplacer les énergies fossiles. D’autre part, on a constaté qu’elles s’additionnent plus qu’elles ne se substituent. Quand bien même on arriverait à mettre au point la fusion nucléaire, quand bien même une sorte de miracle nous inonderait d’énergie propre, gratuite et sécurisée, ce serait malgré tout le pire qui pourrait nous arriver. On décarbonerait certes l’économie, mais on ferait exploser toutes les autres consommations. La pollution se démultiplierait, avec des mines et des déchets en tout genre… C’est le technosolutionnisme ultime. La solution technique n’existe pas. Il faut réinventer des modes de vie.
La science elle-même n’est-elle pas le produit de ce système ?
Le mode de fonctionnement actuel de la science, c’est de multiplier les promesses techniques. Elle est normalement là pour nous aider à comprendre le monde, pas à défendre les intérêts de tel ou tel industriel pour gagner des parts de marché dans la compétition mondiale. Depuis les années 1970, le mode de financement de la recherche est essentiellement contrôlé par le privé ; les chercheurs eux-mêmes sont obligés de répondre à des appels à projets toujours orientés vers le technosolutionnisme. Les scientifiques inventent des fausses solutions techniques pour justifier leur travail. S’ils ne tiennent pas leurs promesses miraculeuses, ils n’obtiendront pas leur financement.
À LIRE AUSSI : « La bagnole, ça tue, ça pollue et ça rend con »Vers quoi faudrait-il donc orienter la recherche ?
La science devrait s’orienter vers une compréhension plus fine des relations dans le monde vivant. Les techniques devraient accompagner notre décroissance énergétique. C’est ce qu’on appelle la « low-tech » : mettre au point des techniques qui durent éternellement, réparables, appropriables… Ce qui est en contradiction avec le monde du capitalisme. Le principe, depuis cent cinquante ans, est de renouveler les techniques pour maintenir les profits. Ce qui multiplie les déchets. Il faudrait un système technique efficace ; or on ne pense l’efficacité qu’en termes de puissance et de rentabilité économique, et non pas en termes écologiques. Qu’est-ce qui permet le moins de rejets et le moins de matières dans le cycle de production industriel ? Il faudrait renverser notre façon de concevoir un objet. Il ne s’agit pas d’être contre la science : on a besoin de scientifiques et d’ingénieurs pour mettre au point des objets plus robustes, plus simples. Cela implique de renoncer à la notion de puissance et à avoir tous un tank de 1,5 tonne qui permet de rouler à 200 km/h sur une route droite. Il est inconcevable que 8 milliards de personnes disposent de cette puissance.
La technique ne sert-elle qu’à résoudre ses propres problèmes ?
Cela vient des structures mêmes du capitalisme industriel contemporain depuis le xixe siècle, avec l’imaginaire du progrès qui va avec. On a commencé à considérer que face à tout type de difficulté, l’ingéniosité humaine et la mise au point d’outils techniques permettraient de régler le problème. À l’époque, il y avait déjà des plaintes liées aux pollutions émises par les usines. On a envisagé de déplacer les ateliers polluants, voire de les interdire, puis on a inventé le fourneau fumivore, un système de combustion censé se débarrasser des fumées. Ce qui a empêché de réguler l’activité. Même chose avec la machine à vapeur, inventée pour résoudre le grand problème environnemental de l’époque, qui était la déforestation massive liée à l’industrialisation. Aujourd’hui, pour lutter contre la contamination des sols, on a conçu l’agriculture de précision, avec des drones qui optimisent l’usage d’intrants chimiques, mais qui sont eux-mêmes source de nuisances, de rejets et de consommation énergétique. Alors on va inventer des techniques pour résoudre ce problème, et ainsi de suite.
Faut-il en conclure que la technique ne nous sauvera pas ?
Chaque innovation entraîne de nouvelles formes de consommation destructrice. Par exemple, l’Éducation nationale a engagé un grand mouvement de technosolutionnisme numérique. On a voulu résoudre les inégalités et les retards scolaires avec des logiciels, en équipant les gamins de tablettes et de smartphones. Cela n’a pas résolu les problèmes sociétaux, mais cela a surtout multiplié les difficultés écologiques – des déchets à l’énergie consommée. Le technosolutionnisme empêche les changements profonds de nos comportements et de notre rapport au monde, et représente un coût environnemental énorme. Tous les gains d’efficacité obtenus depuis quinze ans grâce au progrès technique ont été absorbés par de nouveaux usages et de nouvelles formes de consommation.